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Arts-Scènes
Épistémologie
La pensée scientifique
Quelques considérations de Popper, Bachelard et Einstein

Exposé de quelques propos d’auteurs qui ont réfléchi et écrit sur la nature de la pensée scientifique.

Article mis en ligne le 16 décembre 2007
dernière modification le 4 avril 2015

par bernard.vuilleumier

La pensée scientifique ne présente pas les mêmes caractéristiques selon qu’elle est envisagée dans un contexte de justification ou dans un contexte de découverte. Cet article examine les conceptions d’un logicien (Popper), d’un philosophe et pédagogue (Bachelard) et d’un génie créateur (Einstein). Il met en évidence les différences et les convergences de leurs points de vue sur la pensée scientifique.


INTRODUCTION
CONTEXTE DE JUSTIFICATION

ATTITUDES PHILOSOPHIQUES ET PENSÉE SCIENTIFIQUE

CONTEXTE DE DÉCOUVERTE

CONCLUSION

Bibliographie


INTRODUCTION

Ce travail ne cherche pas à apporter une réponse simple, unique et définitive à la question : « Qu’est-ce que la pensée scientifique ? » Il voudrait plutôt, en réunissant quelques propos d’auteurs qui ont réfléchi et écrit à ce sujet, exposer des points de vue différents, parfois même contradictoires et alimenter un débat qui peut informer la pédagogie des sciences, tout en laissant à chacun la liberté de forger sa propre opinion sur le sujet.

Sous peine de ne rien pouvoir dire de la pensée scientifique, sinon que c’est une activité humaine complexe, je ferai quelques distinctions au risque de simplifier un peu. J’envisagerai la pensée scientifique :

 dans un contexte de justification, seul pris en compte par la « science publique » (voir G. Holton)
 dans un contexte de découverte, la création et l’imagination scientifique relevant de la « science privée ».

Cette distinction éclaire mon choix d’auteurs : Popper s’intéresse à la logique de la connaissance scientifique et représentera la science publique. Bachelard, en se préoccupant des conditions d’accession à la connaissance objective, a voulu articuler les deux contextes. Einstein, qui s’est penché sur la création et l’imagination, illustrera la science privée.

J’ai cherché à rendre le point de vue des auteurs retenus en faisant un large usage de citations. Cette façon de faire ne présente que l’avantage de la concision, mais ne saurait naturellement rendre toutes les nuances de la pensée des auteurs. Une bibliographie signale quelques ouvrages qui permettent de mieux saisir leurs pensées dans les détails.

CONTEXTE DE JUSTIFICATION

Le rôle de la logique

Dans ce contexte, la pensée scientifique se distingue d’autres formes de pensée par l’usage qu’elle fait de la logique qui constitue son instrument favori. Aux questions :

 Quelle est la nature de la pensée à l’oeuvre dans les sciences ?
 Comment peut-on distinguer entre théories scientifiques et pseudo-scientifiques ?
 Quels buts la pensée et les théories scientifiques s’assignent-elles ?

le positivisme logique a fourni les réponses suivantes :

 les propositions de la logique ou des mathématiques sont analytiques [1], alors que les propositions des sciences empiriques sont synthétiques [2].
 les théories scientifiques possèdent seules une signification cognitive (i.e. font une assertion vraie ou fausse), car elles sont vérifiables grâce aux données de l’expérience contrairement aux théories pseudo-scientifiques.
 la pensée scientifique est un instrument destiné à effectuer des prédictions observables plutôt qu’à fournir des explications ou des représentations de la réalité.

L’empirisme logique a affiné cette analyse en considérant deux types d’expressions linguistiques : les expressions logiques (le vocabulaire logique est commun à toutes les théories scientifiques) et les expressions descriptives. Le langage descriptif est à son tour divisé en langage observationnel et en langage théorique. Un énoncé a alors une signification cognitive si et seulement s’il est logiquement déductible d’une classe finie d’énoncés observationnels.

Cette formulation a une conséquence indésirable : elle élimine du domaine des énoncés ayant une signification cognitive toutes les lois universelles, car celles-ci ne sauraient se déduire d’une classe finie d’énoncés observationnels.

L’induction n’a pas de fondement logique. C’est la raison pour laquelle Popper a proposé un autre critère de démarcation entre énoncés scientifiques et non scientifiques.

Le point de vue de Popper

Dans son ouvrage La logique de la découverte scientifique [3], Popper distingue la psychologie de la connaissance, qui traite des faits empiriques, de la logique de la connaissance que concernent les seules relations logiques. Il ne considère pas les processus impliqués dans la stimulation, le jaillissement ou la découverte d’une idée :

« Le stade initial, cet acte de concevoir ou d’inventer une théorie, ne me semble pas requérir une analyse logique ni même être susceptible d’en être l’objet.
La question de savoir comment une idée nouvelle peut naître dans l’esprit d’un homme - qu’il s’agisse d’un thème musical, d’un conflit dramatique ou d’une théorie scientifique - peut être d’un grand intérêt pour la psychologie empirique, mais elle ne relève pas de l’analyse logique de la connaissance scientifique. Cette dernière se trouve concernée non par des questions de fait, mais seulement par des questions de justification ou de validité. Ces questions sont de l’espèce suivante : un énoncé peut-il être justifié ? S’il en est ainsi, comment ? Peut-on le soumettre à des tests ? Est-il logiquement sous la dépendance de certains autres énoncés ? Ou encore, est-il en contradiction avec eux ? » [4]

Pour Popper comme pour le positivisme et l’empirisme logiques, le rôle de la logique dans la pensée scientifique est fondamental. Le problème qu’il se pose est de reconstruire rationnellement les processus de pensée consécutifs à l’inspiration, en vue de distinguer entre pensée scientifique (énoncés, systèmes, théories) et pensée métaphysique :

« …la première tâche de la logique de la connaissance est de
fournir un concept de science empirique qui rende son usage dans la langue, passablement incertain pour l’instant, aussi défini que possible, et de tracer une ligne de démarcation précise entre la science et les idées métaphysiques, même si, par ailleurs, ces idées peuvent avoir favorisé le progrès scientifique tout au long de son cours. » [5]

La science empirique se caractérise non seulement par sa forme logique mais aussi par la spécificité de sa méthode et Popper propose l’expérience comme méthode et la falsifiabilité comme critère de démarcation :

« Un système n’est empirique ou scientifique que s’il est susceptible d’être soumis à des tests expérimentaux (...), c’est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation. En d’autres termes, je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acception positive, mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative : un système, faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience. » [6]

Le fait que les énoncés scientifiques puissent être soumis intersubjectivement à des tests leur confère l’objectivité, mais rend inévitable que toute pensée, tout énoncé scientifique restent nécessairement et à jamais donnés à titre d’essai :

« Nous ne savons pas, nous ne pouvons que conjecturer. Et des croyances non scientifiques, métaphysiques, en des lois, des régularités que nous pouvons découvrir, mettre en évidence, guident nos conjectures. » [7]

« Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique. » [8]

« Ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité. » [9]

La manière scientifique

À partir d’études réalisées sur la psychologie des scientifiques [10], Holton établit une liste de caractéristiques saillantes de la pensée scientifique publique [11] actuelle. En voici quelques-unes :

 Le scientifique insiste, pour que dans ses écrits, les traces individuelles du Moi soient gommées dans toute la mesure du possible, d’où le style impersonnel du scientifique. Il s’agit de faire en sorte que le travail présenté paraisse objectif, susceptible d’être répété par quiconque. Le scientifique nie en général l’importance des controverses et des présuppositions qui sous-tendent parfois les exposés qu’il présente comme « neutres ».
 Le second commandement de l’ethos scientifique impose d’être logique et non émotif. Ce qui n’est qu’une opinion, une préférence, une émotion ou une affaire d’instinct doit être refoulé et même les envolées enthousiastes de l’imagination intuitive doivent être refondues dans un style déductif pour avoir quelque respectabilité.
 Les erreurs ou les hypothèses peu vraisemblables doivent être évitées à tout prix. Il faut apprendre à recommencer, à vérifier et à recommencer encore, avant de publier quoi que ce soit.
 Le but visé est la simplicité et non pas la complexité. La pensée scientifique aspire à l’économie et considère la réduction comme une démarche beaucoup plus sûre que la recherche d’une synthèse.

ATTITUDES PHILOSOPHIQUES ET PENSÉE SCIENTIFIQUE

La position philosophique de Bachelard

Gaston Bachelard (1884-1962))
Burin d’Albert Flocon.

Dans ses ouvrages épistémologiques, Bachelard s’est attaché à montrer que la pensée scientifique met en oeuvre deux métaphysiques implicites et contradictoires : le rationalisme et le réalisme. Selon lui, la pensée scientifique ne relève donc pas d’une seule attitude philosophique mais réclame une polyphilosophie centrée sur le rationalisme appliqué :

« Dans ses jugements scientifiques, le rationaliste le plus déterminé accepte journellement l’instruction d’une réalité qu’il ne connaît pas à fond (...) d’autre part, le réaliste le plus intransigeant procède à des simplifications immédiates, exactement comme s’il admettait les principes informateurs du rationalisme. Autant dire que, pour la philosophie scientifique, il n’y a ni réalisme ni rationalisme absolu et qu’il ne faut pas partir d’une attitude philosophique générale pour juger la pensée scientifique. » [12]

« En fait, ce chassé-croisé de deux philosophies contraires en action dans la pensée scientifique engage des philosophies plus nombreuses (...) Par exemple, on mutilerait la philosophie de la science si l’on n’examinait pas comment se situe le positivisme
ou le formalisme. (…) Une des raisons qui nous fait croire au bien-fondé de notre position centrale, c’est que toutes les philosophies de la connaissance scientifique se mettent en ordre à partir du rationalisme appliqué. Il est à peine besoin de commenter le tableau suivant, quand on l’applique à la pensée
scientifique :

Idéalisme
\uparrow
Conventionnalisme
\uparrow
Formalisme
\uparrow
Rationalisme appliqué et Matérialisme technique
\downarrow
Positivisme
\downarrow
Empirisme
\downarrow
Réalisme

Indiquons seulement les deux perspectives de pensées affaiblies qui mènent, d’une part, du rationalisme à l’idéalisme naïf et, d’autre part, du matérialisme technique au réalisme naïf.
Ainsi, quand on interprète systématiquement la connaissance rationnelle comme la constitution de certaines formes, comme un simple appareillage de formules propres à informer n’importe quelle expérience, on institue un formalisme. Ce formalisme peut, à la rigueur, recevoir les résultats de la pensée rationnelle, mais il ne peut donner tout le travail de la pensée rationnelle. D’ailleurs on ne s’en tient pas toujours à un formalisme. On a commencé une philosophie de la connaissance qui affaiblit le rôle de l’expérience. On est bien près de voir dans la science théorique un ensemble de conventions, une suite de pensées plus ou moins commodes organisées dans le clair langage des mathématiques, lesquelles ne sont plus que l’espéranto de la raison. La commodité des conventions ne leur enlève pas leur arbitraire. Ces formules, ces conventions, cet arbitraire, on en viendra assez naturellement à les soumettre à une activité du sujet pensant. On aborde ainsi à un idéalisme. (…) L’idéalisme perd (…) toute possibilité de rendre compte de la pensée scientifique moderne. La pensée scientifique ne peut trouver ses formes dures et multiples dans cette atmosphère de solitude, dans ce solipsisme qui est le mal congénital de tout idéalisme. Il faut à la pensée scientifique une réalité sociale, l’assentiment d’une cité physicienne et mathématicienne. Nous devrons donc nous installer dans la position centrale du rationalisme appliqué, en travaillant à instituer pour la pensée scientifique une philosophie spécifique.
Dans l’autre perspective de notre tableau, au lieu de cette évanescence qui conduit à l’idéalisme, on va trouver une inertie progressive de pensée qui conduit au réalisme, à une conception de la réalité comme synonyme de l’irrationalité.
En effet, en passant du rationalisme de l’expérience de physique, fortement solidaire de la théorie, au positivisme, il semble qu’on perde tout de suite tous les principes de la nécessité. Dès lors, le positivisme pur ne peut guère justifier la puissance de déduction en œuvre dans le développement des théories modernes ; il ne peut rendre compte des valeurs de cohérence de la physique contemporaine. Et cependant, en comparaison avec l’empirisme pur, le positivisme apparaît du moins comme le gardien de la hiérarchie des lois. Il se donne le droit d’écarter les fines approximations, les détails, les variétés. Mais cette hiérarchie des lois n’a pas la valeur d’organisation des nécessités clairement comprises par le rationalisme. Au surplus, en se fondant sur des jugements d’utilité, le positivisme est déjà près de décliner vers le pragmatisme, vers cette poussière de recettes qu’est l’empirisme. (…) Un pas de plus au-delà de l’empirisme qui s’absorbe dans le récit de ses réussites et l’on atteint à cet amas de faits et de choses qui, en encombrant le réalisme, lui donne l’illusion de la richesse. (…)
Aucun spectre n’est plus étendu que le spectre qui aide à classer les philosophèmes des sciences physiques. Il est d’ailleurs bien entendu que toutes les parties d’une science ne sont pas au même point de maturité philosophique.
C’est donc toujours à propos d’expériences et de problèmes bien définis qu’il faut déterminer les valeurs philosophiques de la science. » [13]

La pensée scientifique selon Bachelard

Bachelard la conçoit donc comme relevant « d’un rationalisme appliqué qu’un matérialisme technique instruit » :

« Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu’en quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut expérimenter. » [14]

Elle appelle les esprits à la convergence en liant la pensée à l’expérience dans une vérification :

« L’objectivité ne peut se détacher des caractères sociaux de la preuve. On ne peut arriver à l’objectivité qu’en exposant d’une manière discursive et détaillée une méthode d’objectivation. » [15]

« Si l’on veut bien admettre que, dans son essence, la pensée scientifique est une objectivation, on doit conclure que les rectifications et les extensions en sont les véritables ressorts. » [16]

« Les concepts et les méthodes, tout est fonction du domaine d’expérience ; toute la pensée scientifique doit changer devant une expérience nouvelle ; un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique. » [17]

« Alors que la science d’inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l’apparence simple. » [18]

« Elle place la clarté dans la combinaison épistémologique, non dans la méditation séparée des objets combinés. Autrement dit, elle substitue à la clarté en soi une sorte de clarté opératoire. Loin que ce soit l’être qui illustre la relation, c’est la relation qui illumine l’être. » [19]

Connaissance commune et connaissance scientifique

Selon Bachelard, la pensée scientifique contemporaine est la rectification historique d’une longue erreur ; elle rompt même avec la connaissance commune :

« L’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement on pense le vrai comme rectification historique d’une longue erreur, on pense l’expérience comme rectification de l’illusion commune et première. » [20]

« La connaissance expérimentale en liaison avec la connaissance commune immédiate est aussi bien embarrassée par les traits trop généraux que par les distinctions trop particulières. Il faut attendre qu’une connaissance soit engagée, qu’une connaissance ait reçu plusieurs rectifications, pour qu’on puisse la désigner comme une connaissance scientifique. Nous retrouvons ainsi toujours le même paradoxe, le courant de pensée qu’il faut caractériser comme pensée scientifique se détermine en aval des premiers barrages. La pensée rationaliste ne commence pas. Elle rectifie. Elle régularise. Elle normalise. » [21]

Et Bachelard, de mettre en garde le pédagogue :

« Du bon sens, on veut faire sortir lentement, doucement, les rudiments du savoir scientifique. On répugne à faire violence au sens commun. Et dans les méthodes d’enseignement élémentaire, on recule, comme à plaisir, les heures d’initiations viriles, on souhaite garder la tradition de la science élémentaire, de la science facile. On se fait un devoir de faire participer l’étudiant à l’immobilité de la connaissance première. Il faut pourtant en arriver à critiquer la culture élémentaire. On entre alors dans le règne de la culture scientifique difficile. » [22]

« L’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l’objet. Elle doit d’abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante. » [23]

« Naturellement, tout ce complexe de pensées rationnelles et d’expériences techniques est lettre morte pour tout esprit qui aime mieux le but que le chemin, pour tout philosophe qui ne veut prendre de la science que les résultats sans suivre la vie du progrès des pensées. » [24]

… et d’exhorter les scientifiques à livrer leur pensée dans sa totalité :

« Il n’appartiendrait qu’à ceux qui ont fait avancer (la science) de nous livrer le dynamisme de leur découverte et d’abord les toutes premières suggestions par lesquelles l’analogie, la généralité, la dialectique, la fantaisie même ont éveillé l’invention (…) Ils auraient peut-être plus d’action en nous montrant leur pensée dans ses tâtonnements, dans ses défaites, dans ses erreurs, dans ses espérances que dans le brillant éclat d’une construction logique fermée sur elle-même, portant partout la marque de son achèvement. » [25]

CONTEXTE DE DÉCOUVERTE

La nouvelle historiographie (voir par ex. G. Holton) a mis en évidence que la pensée scientifique à l’état naissant est un écheveau hétéroclite de croyances religieuses, de présuppositions métaphysiques et d’analogies inattendues. L’activité intellectuelle, dans un contexte de découverte, peut être à la fois fécondée et imitée par des adhésions d’ailleurs souvent inconscientes à de vastes principes qui ne résultent ni de l’expérimentation ni d’aucun raisonnement logique ou mathématique, mais que commandent les préjugés, l’intuition, l’imagination.

Le modèle de réflexion scientifique d’Einstein [26]

Dans une lettre à Solovine, Einstein esquisse le modèle d’une réflexion scientifique [27]. Il n’use pas une fois il est vrai du mot « science », ce qui va tout à fait dans le sens d’une de ses caractéristiques, à savoir le refus d’obtempérer qu’il opposait à des lignes de démarcation :

« La pensée scientifique est un développement de la pensée préscientifique. » [28]

« Tout ceci s’applique tout autant, et de la même manière, à la pensée dans la vie de tous les jours qu’à la pensée articulée de façon plus consciente et systématique dans les sciences. [29]

« Toute la science n’est qu’un affinement de la pensée quotidienne. » [30]

Dans ce modèle, Einstein envisage l’enchaînement de la démarche scientifique : démarche de découverte, ou de formulation d’une théorie. Il ne semble pas s’inquiéter autrement de la phase ultérieure de réélaboration des résultats sous une forme susceptible d’agréer aux responsables de revues scientifiques, ou aux philosophes soucieux de justification des théories avancées. Il envisage donc la pensée scientifique dans une problématique différente de celle de Popper ou de la science publique. Il présente schématiquement la question en s’aidant d’un croquis.

La droite E est le support des diverses expériences sensibles ou observations distinctes figurées par autant de points formant un chaos de composantes élémentaires.

Cette multiplicité chaotique des faits peut être maîtrisée par la mise en place, sur cette base, d’une structure mentale dégageant des corrélations, un ordre. S’élevant des expériences sensibles E vers le système d’axiomes A, un arc de cercle fléché J symbolise un jaillissement, un saut audacieux. Cet arc recouvre en fait, comme Einstein devait lui même le faire valoir à maintes reprises, deux discontinuités :

 d’une part, les liens mis en oeuvre entre concepts dans un système d’axiomes ne sont pas sous la dépendance d’actes empiriques : la justification d’un système d’axiomes ne tient qu’à sa réussite dans le degré d’appréhension des expériences sensibles ;
 d’autre part, les concepts coordonnés par certains complexes de perceptions sensorielles qui se répètent ne relèvent d’aucun impératif logique : le concept représente une libre création de l’esprit.

Le fait qu’il n’existe pas de connexion nécessaire entre les perceptions et les concepts d’une part, entre l’expérience et les systèmes d’axiomes d’autre part, ne saurait s’entendre comme un hommage à l’irrationnel ou un aveu de la primauté de l’intuition ou d’autres notions de la même eau. Le propos d’Einstein à cet égard est clair :

« (toute théorie est) résultat d’un procès d’adaptation hautement laborieux » elle sera « hypothétique, jamais pleinement assurée, toujours compromise et mise en question » [31]

Les concepts entrant dans la formulation des axiomes sont reliés à des observables par une définition opératoire ou par une règle sémantique qu’il faut respecter dès lors qu’elle est mise en place. Einstein formule une exigence d’austérité et de simplicité : tout système théorique doit viser à la plus grande économie d’éléments indépendants (concepts fondamentaux, axiomes). Toute complication est à proscrire. De plus :

« il est nécessaire (…) de se livrer sans relâche à une critique des concepts fondamentaux si nous ne voulons pas, inconsciemment, être gouvernés par eux. » [32]

Dans le mode d’élaboration théorique défendu par Einstein, le saut J pour rejoindre les axiomes A ne s’inscrit pas dans un contexte de justification ; il relève de la science privée. Le chercheur n’a pas à s’assurer de la réfutabilité du postulat envisagé. C’est ce que l’on pourrait appeler le droit à la foi. Cette attitude est une composante essentielle de l’imagination scientifique.
Le choix qu’opérera, dans l’ensemble des possibles, un homme de science donné, ne saurait toutefois procéder entièrement de l’arbitraire. Comment se détermine-t-il donc au saut particulier qui le porte aux axiomes A plutôt qu’à d’éventuels axiomes A’ auxquels un autre chercheur serait enclin sur la base des mêmes expériences sensibles E ? La gouverne principale est apportée par les préférences, les conceptions premières et autres présupposés qu’il défend explicitement ou, et c’est le cas le plus fréquent, implicitement. Einstein devait reconnaître et signaler cet aspect plus d’une fois :

« Si le chercheur se mettait à l’ouvrage sans aucune idée préconçue, comment serait-il jamais à même de discerner ces faits dans la vaste profusion de l’expérience la plus complexe, et ces faits seuls qui sont d’une simplicité suffisante pour que les connexions légitimes puissent être mises en évidence ? » [33]

À quoi je suis tenté d’ajouter :

« L’important n’est pas d’être libre de préjugés théoriques, mais c’est d’avoir les bons » [34]

Des axiomes A sont ensuite déduites, par voie logique, des assertions particulières S, déductions qui peuvent prétendre à l’exactitude. Ce secteur du schéma fait intervenir le mode de pensée analytique, rigoureux, où l’imagination scientifique est tributaire de la voie logique. S’il fait valoir l’importance d’une prise en compte de la part nécessaire d’inspiration qui entre dans l’élaboration des hypothèses fondamentales, Einstein ne le fait pas sans préciser que :

« la raison constitue la structure du système. » [35]

Ce moment, où les déductions viennent à la suite des autres, impose à l’homme de science :

« un effort intellectuel considérable et ardu » [36]

du moins, est-ce là travail dont on peut faire l’apprentissage à l’école. Il n’y a que la première étape, la démarche préalable de mise en place des principes à partir desquels la déduction pourra progresser, pour laquelle :

« il n’est pas de méthode susceptible d’être apprise, et systématiquement mise en oeuvre (…) Le chercheur doit (…) pour ainsi dire fureter dans la nature, en quête de ces principes généraux » [37].

Les assertions S sont mises en rapport avec expériences sensibles E lors de l’épreuve expérimentale.

« Cette procédure ressortit aussi bien, à y regarder de près, à la sphère de l’extra-logique (intuitif), puisque les rapports entre les concepts, intervenant dans les S, et les expériences E ne sont pas de nature logique.
Ce rapport des S aux E est toutefois bien moins mal assuré que ne l’est le rapport des A aux E. Si une telle correspondance n’était pas susceptible d’être obtenue avec une grande sûreté (tout en restant insaisissable d’un point de vue logique), la machinerie logique pour l’appréhension de la réalité serait sans valeur aucune (ex. la théologie).
La quintessence est la connexion, à jamais problématique, de tout ce qui est de l’ordre de la pensée, avec ce dont on peut faire l’expérience (expériences sensibles) ». [38]

CONCLUSION

Popper, logicien et méthodologue, Bachelard, philosophe et pédagogue, Einstein, génie créateur solitaire, se sont tous trois posé la question :

Qu’est-ce que la pensée scientifique ?

Les intérêts de chacun ou les circonstances ont fait que :

  • Popper s’est penché sur la pensée scientifique dans un contexte de justification.
  • Bachelard a porté la question au coeur de la philosophie et a étudié, dans une perspective historique, les conditions d’accession à la connaissance objective et les obstacles à la pensée scientifique.
  • Einstein, dans un long débat d’idées personnel, a médité profondément l’épistémologie scientifique.

Leurs réponses présentent des oppositions (cf. la thèse continuiste d’Einstein et la thèse discontinuiste de Bachelard sur le passage de la pensée à la pensée scientifique). Elles font état de nuances : Einstein considère à côté des voies déductives, la « libre création de l’esprit de l’homme ». Le rationalisme appliqué de Bachelard adjoint à la logique stricte du système d’axiomes l’histoire de son origine et la perspective de sa fécondité. Popper se méfie du recours à la psychologie ou à l’histoire des sciences pour expliquer la pensée scientifique. Leurs conceptions sont néanmoins remarquablement convergentes sur les points suivants :

  • La pensée scientifique ne saurait se passer de la logique, cette politesse de l’intelligence, bien que celle-ci n’en rende pas totalement compte.
  • Elle est intersubjective et possède une dimension sociale
    malgré le caractère éminemment personnel de tout acte créateur.
  • Elle est hypothétique, jamais pleinement assurée, donnée à titre d’essai et pourtant féconde.

Bibliographie
 Gaston Bachelard. Essai sur la connaissance approchée, Vrin 1928.
 La Valeur inductive de la relativité, Vrin 1929.
 Le Nouvel Esprit scientifique, Alcan 1934.
 La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Vrin 1938.
 La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du Nouvel esprit scientifique, PUF 1940.
 Le Rationalisme appliqué, PUF 1949.
 L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF 1951.
 Le Matérialisme rationnel, PUF 1953.
 Albert Einstein. Lettres à Maurice Solovine, Gauthier-Villars 1956.
 A. Einstein et L. Infeld. L’évolution des idées en physique, Flammarion 1938.
 P. Frank. Einstein, sa vie et son temps, Albin Michel 1950.
 A. P. French (éd.) Einstein : le livre du centenaire, Hier et Demain 1979.
 B. Hoffmann et H. Dukas. Albert Einstein, créateur et rebelle, Seuil 1975.
 G. Holton, L’imagination scientifique, Gallimard 1981.
 L’invention scientifique, PUF 1982.
 Karl. H. Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot 1978.
 La connaissance objective, Complexe 1978.
 La quête inachevée, Calmann-Lévy 1981.