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Arts-Scènes
Lettre n° 206. Mai 2006
Non-séparabilité et inégalités de Bell
Les problèmes d’interprétation de la mécanique quantique

La violation des inégalités de Bell oblige les physiciens à renoncer à l’hypothèse du réalisme ou les contraint d’accepter des interactions à distance instantanées. Adaptation d’un chapitre du beau livre de Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel. Le regard d’un physicien. Gauthier-Villars, Paris 1980.

Article mis en ligne le 29 avril 2006
dernière modification le 26 juin 2013

par bernard.vuilleumier

Cet article est une adaptation d’un chapitre du beau livre de Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Gauthier-Villars, Paris 1980. [1]. Articles de vulgarisation sur le même sujet : [2] [3]. Articles plus techniques : [4] [5].

La non-séparabilité a été démontrée à partir de faits expérimentaux. Il faut toutefois tenir compte des prédispositions de l’esprit humain à ériger en absolus des notions qu’il considère comme « claires et distinctes » mais dont la portée peut s’avérer limitée avant d’interpréter ce résultat. Et il importe, lorsqu’on s’occupe des fondements de la physique, d’être particulièrement attentif aux hypothèses implicites qui peuvent se glisser dans un argument.

La méthode scientifique

La méthode scientifique élabore des hypothèses et cherche à en déduire les conséquences. Elle s’efforce de les observer au moyen d’expériences. Si les résultats expérimentaux sont en accord avec ceux prédits, les hypothèses s’en trouvent renforcées, mais ce n’est jamais une confirmation définitive : d’autres hypothèses auraient aussi pu avoir ces conséquences. En revanche, si les expériences fournissent des résultats incompatibles avec les prédictions déduites des hypothèses, cela suffit pour en établir la fausseté. La méthode scientifique est donc surtout intéressante lorsqu’elle conduit au rejet de certaines idées auxquelles l’esprit humain est spontanément accroché. La mécanique quantique s’est engagée dans cette voie et a développé une démonstration qui ne fait appel à aucun des arguments souvent invoqués en physique - mais philosophiquement très critiquables - de plausibilité, de simplicité ou d’utilité maximale.

Non-séparabilité

La physique quantique cherche à rendre incontestable la proposition suivante :

si la notion d’une réalité indépendante de l’homme mais accessible à son savoir est considérée comme ayant un sens, alors une telle réalité est nécessairement non-séparable.

Par non-séparable, il faut entendre que si l’on veut concevoir à cette réalité des parties localisables dans l’espace alors si de telles parties ont interagi selon certains modes définis en un temps où elles étaient proches, elles continuent d’interagir quel que soit leur éloignement mutuel, et cela par le moyen d’influences instantanées. L’impact de cette proposition sur notre manière de voir le monde est considérable. Sa démonstration, qui a la rigueur des démonstrations par l’absurde, présente certes des aspects austères. Mais ceux-ci ne résident ni dans l’usage d’un « jargon » technique ni dans l’emploi d’un formalisme abstrus. Elle ne requiert qu’une certaine dose de patience pour garder présent à l’esprit le fil de l’argumentation qui conduit aux conclusions.

 « Populations »

  • Considérons une urne contenant des boules blanches et des boules noires, certaines d’entre elles étant creuses. Une boule peut être en bois ou non.
  • Considérons une population comportant des femmes et des hommes. Certains individus ont moins de quarante ans. Un individu peut être fumeur ou non fumeur.

Représentation de « populations » par des aires : l’aire du carré représente la population totale. Aire située au-dessous de la ligne horizontale passant par le centre du carré : boules blanches ou femmes. Aire située au-dessus : boules noires ou hommes. En brun : boules en bois ou fumeurs. Aire délimitée par le pointillé : boules creuses ou individus de moins de quarante ans.

 Théorème A

  • Dans l’urne le nombre de boules blanches creuses est inférieur ou égal au nombre des boules blanches en bois augmenté du nombre de boules creuses qui ne sont pas en bois.
  • Dans la population le nombre de femmes de moins de quarante ans est inférieur ou égal au nombre de femmes fumeurs augmenté du nombre des individus non fumeurs âgés de moins de quarante.
Inégalités de Bell
Dans une population quelconque, le nombre de femmes de moins de quarante ans est inférieur ou égal au nombre de femmes fumeurs augmenté du nombre des individus non fumeurs âgés de moins de quarante.

Inégalités de Bell : dans une population quelconque, le nombre de femmes de moins de quarante ans est inférieur ou égal au nombre de femmes fumeurs augmenté du nombre des individus non fumeurs âgés de moins de quarante.

Si les boules ou la population sont suffisamment nombreuses, il est possible, par tirage au sort, de sélectionner des échantillons pour lesquels les proportions des boules ou des individus ayant telle ou telle qualité sont les mêmes que dans l’urne ou la population dont ils sont extraits. Sélectionnons trois échantillons représentatifs de même taille et numérotons les 1, 2, 3.

 Théorème B

  • Dès que la taille des échantillons est suffisante, le nombre de boules blanches en bois de l’échantillon 1 est inférieur ou égal au nombre de boules blanches creuses de l’échantillon 2 augmenté du nombre de boules pleines en bois de l’échantillon 3.
  • Dès que la taille des échantillons est suffisante, le nombre de femmes de moins de quarante ans de l’échantillon 1 est inférieur ou égal au nombre de femmes fumeurs de l’échantillon 2 augmenté du nombre d’individus non fumeurs âgés de moins de quarante ans de l’échantillon 3.

Ces deux théorèmes sont valables quelle que soit la nature des propriétés servant à caractériser les échantillons (boule creuse ou pleine, individu fumeur ou non fumeur, etc). Ce sont des théorèmes de mathématiques pures et ils sont généralisables à des propriétés quelconques. Il faut seulement que celles-ci soient dichotomiques (blanche ou noire, homme ou femme, etc). Nous pourrons les exprimer à l’aide des signes + et -. Le théorème B est fondamental en physique quantique. La relation qu’il énonce se rattache à un type général d’inégalités appelées « inégalités de Bell » [6] dont Pitowsky a donné, en 1989, une interprétation géométrique. [7].

Cas des mesures

Les deux théorèmes ci-dessus mettent en jeu trois propriétés possédées par chaque « système ». A un simple changement de vocabulaire près (le remplacement des « propriétés » par les « résultats de mesure » correspondant) ils peuvent s’appliquer en physique. La généralisation du théorème B au cas ou chaque système ne subit que deux mesures au lieu de trois est possible dans les cas de corrélation stricte, c’est-à-dire les situations dans lesquelles deux « systèmes » possèdent initialement des propriétés identiques. En physique, les cas de corrélation stricte ne constituent pas des phénomènes rares. Si ces systèmes s’écartent ensuite naturellement l’un de l’autre - en gardant leur propriétés - on pourra mesurer sur l’un d’eux une propriété a et sur l’autre une propriété b. Ce sera la même chose que de mesurer a et b sur l’un d’eux au choix. Et sous des conditions très générales de non influence à distance on aura ainsi la garantie supplémentaire que la première de ces mesures ne modifie pas la propriété mesurée en second. Si dans ces conditions, on s’arrange pour produire un très grand nombre de tels couples de systèmes, si, sur un grand nombre de ces couples on mesure a et b, si sur d’autres en même nombre on mesure a et c et sur d’autres enfin, toujours en même nombre, on mesure b et c, alors on devra s’attendre à ce que les résultats obtenus satisfassent le théorème B. Donnons un exemple de corrélation stricte en physique dans lequel l’inégalité prédite par le théorème B est satisfaite.

Expérience macroscopique de corrélation stricte
 Initialement, des barreaux aimantés sont disposés par couples. L’un des éléments de chaque couple est parallèle à l’autre et de sens d’aimantation contraire : le sens nord-sud de l’un coïncide avec le sens sud-nord de l’autre. Dans l’espace, l’orientation générale diffère d’un couple à l’autre et est distribuée au hasard.
 Dans un deuxième temps, les barreaux de chacun des couples sont séparés par l’action d’une force extérieure. Ils se déplacent, l’un vers la gauche de l’expérimentateur, l’autre vers sa droite tout en conservant leur orientation primitive.
 L’expérimentateur fait passer tous les barreaux qui propagent vers sa gauche à travers un dispositif dont l’orientation est repérée par un vecteur \vec{a} et qui note automatiquement pour chaque barreau, si l’angle formé par \vec{a} et par la direction nord-sud de ce barreau est aigu (l’appareil note alors +) ou obtus (l’appareil note alors -). De même l’expérimentateur fait passer tous les barreaux qui se dirigent vers sa droite à travers un dispositif identique au précédent, mais dont l’orientation est repérée par un vecteur \vec{b} différent de \vec{a}. Au moyen des mêmes symboles + et - ce dispositif note de même pour chaque barreau si l’angle formé par la direction nord-sud est aigu ou obtus (opération 1). Ayant opéré de cette sorte avec un nombre N très grand de ces couples de barreaux, l’expérimentateur recommence l’opération avec un nombre identique de barreaux, mais en utilisant des dispositifs dont l’orientation est cette fois caractérisée par les vecteurs \vec{a} et \vec{c}, ce dernier étant différent de \vec{b} (opération 2). Enfin il recommence une troisième fois une opération identique mais en utilisant des dispositifs dont l’orientation est caractérisée par les vecteurs \vec{b} et \vec{c} (opération 3).

Les conditions d’application du théorème B sont ici satisfaites. Ce théorème doit seulement être reformulé pour tenir compte de la corrélation stricte (aimantation de sens contraire) : si dans une telle expérience on ne compte que les couples de barreaux ayant donné des résultats de mesure caractérisés par deux signes +, alors le nombre de tels couples dans la première opération est nécessairement inférieur ou égal à la somme de ces nombres dans les deux dernières.

L’expérience confirme ces prédictions comme elle confirme celles du théorème B pour n’importe quelle expérience macroscopique à laquelle il peut être appliqué. L’expérience décrite ci-dessus est un modèle macroscopique d’une expérience de microphysique. Dès lors, pourquoi ne pas considérer aussi l’expérience de microphysique dont ce montage est le modèle ? Chronologiquement, c’est l’expérience de microphysique qui fût imaginée la première. Elle a été faite à plusieurs reprises dans plusieurs laboratoires d’Europe [8] et des Etats-Unis en utilisant des couples de photons (grains de lumière) ou des couples de protons (noyaux d’hydrogène).

Expérience microscopique de corrélation stricte
 On approche un proton d’un autre proton et en s’y prenant de telle manière qu’ils accèdent à un état de spin total nul. Les protons ressemblent à certains égards à d’infimes barreaux aimantés, et par définition de ce que l’on appelle un état de spin total nul c’est un état où les aimantations des deux protons s’annulent, comme celle des barreaux aimantés disposés « en tête à queue ».
 Après s’être heurté et avoir accédé à cette occasion à cet état de spin total nul, les protons s’écartent l’un de l’autre sans que, durant ce laps de temps, leurs états de spin soient modifiés.
 Enfin chaque proton traverse un appareil de Stern et Gerlach [9] orienté dans une direction choisie par l’expérimentateur et qui n’est pas la même pour les deux protons. Chaque appareil est connecté à un compteur qui enregistre l’émergence du proton correspondant soit dans le « faisceau nord » soit dans le « faisceau sud de l’appareil ». L’enregistrement dans le faisceau nord est indiqué par un signe + et celui dans le faisceau sud par un signe -. Chaque couple de protons produit ainsi, dans l’ensemble de l’appareil enregistreur constitué par les deux compteurs, l’émergence soit de deux signes +, soit de deux signes -, soit d’un signe + et d’un signe -, ce dernier cas pouvant se produire de deux manières différentes selon l’appareil qui a enregistré, disons le signe +. Cette première opération est répétée avec N couples de protons. Ensuite l’orientation de l’un des appareil de Stern et Gerlach est modifiée et l’expérience se continue avec N autres couples de protons. Enfin l’orientation de l’autre appareil est modifiée à son tour et l’expérience se continue avec encore N couples de protons. Des expériences similaires sont faites en variant, de l’une à l’autre, les angles définissant les orientations relatives des appareils.

Schéma d’un appareil de Stern et Gerlach
Cet appareil permet de mesurer la composante parallèle au champ magnétique de l’« aimantation » (moment magnétique) d’un proton. Elle montre que cette composante ne peut prendre que deux valeurs discrètes. Selon la valeur de cette composante, le proton est dévié vers le pôle nord ou vers le pôle sud de l’appareil. L’expérience microscopique de corrélation stricte décrite dans l’article comporte deux appareils de Stern et Gerlach.

 

Résultat de l’expérience de Stern et Gerlach
Chaque appareil fournit une tache pour le nombre de protons dans l’état + et une autre tache pour le nombre de protons dans l’état -. L’orientation relative des appareils est modifiée en faisant tourner l’aimant autour de l’axe y.

Résultats
 Pour certaines orientations relatives il est constaté que le nombre de cas ++ lors de la première opération est inférieur ou égal à la somme de ces nombres ++ dans les deux suivantes. Ce n’est pas surprenant car c’est précisément ce que prédit le théorème B.
 Pour certaines autres orientations, et c’est le point essentiel, il est constaté que c’est le contraire qui est vrai : la somme des nombres de cas ++ relatifs aux deux dernières opérations est inférieure au nombre de cas ++ de la première. Le phénomène est reproductible et la différence entre les deux résultats est bien supérieure à celle que de simples fluctuations statistiques pourraient causer.

Interprétations

Le dernier résultat expérimental mentionné est en contradiction avec la prédiction du théorème. Cette prédiction devrait se vérifier pour n’importe quelle orientation relative des appareils. Or pour certaines de ces orientations elle ne l’est pas. Le théorème n’est pas en cause : tout théorème est comparable à un distributeur automatique : on introduit une hypothèse et le théorème produit un résultat. Si l’hypothèse est juste, le résultat est vrai. Et si le résultat s’avère faux c’est donc que l’hypothèse était erronée. Quelle est donc cette fausse hypothèse ? La seule hypothèse introduite dans le théorème hormis l’hypothèse du réalisme (existence des « individus » dans les populations envisagées - boules, humains, aimants, protons, ... - indépendante de notre conscience) est celle de l’absence d’influence à distance.
 Aux yeux d’un réaliste c’est cette dernière hypothèse la coupable.
 Pour la mécanique quantique c’est l’hypothèse du réalisme.

Conclusion

Pour maintenir le réalisme, il faut attribuer la violation du théorème à des influences qui se propagent plus vite que la vitesse de la lumière, ce qui est contraire à l’un des deux postulats de la théorie de la relativité restreinte. Si on ne veut pas de ce type d’influences, il faut renoncer à la notion même d’objet et de séparation. Pour la physique quantique, les deux protons qui se trouvent initialement dans un état de spin nul ne peuvent pas être décrits séparément lorsqu’ils se sont éloignés. Aussi grande que soit la distance qui les sépare, ils ne constituent toujours qu’un seul « système ». Il faut donc bien admettre que, mêmes s’ils occupent des régions de l’espace très éloignées l’une de l’autre, ils ne sont pas vraiment séparés. C’est cela que les physiciens appellent « non-séparabilité ».

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